Photo : copyright John Dominis

Lorsque le photo journaliste américain John Dominis immortalise cette scène devenue mondialement connue le 16 octobre 1968 lors des Jeux Olympiques de Mexico, nul ne peut imaginer la portée historique de ce cliché et, plus encore, la complexité d’une réalité mise à mal par l’évidence du symbole que chacun d’entre nous croit déceler en l’observant.

Quelle interprétation donner à cette photo au premier regard ? De toute évidence, le geste de protestation de deux coureurs afro-américains, Tommie Smith et John Carlos, brandissant le poing afin de protester contre la ségrégation raciale sévissant à l’époque aux Etats-Unis. En effet, la puissance de l’image est retranscrite par ces deux sportifs de couleur brandissant une main gantée de noir, la tête baissée et les pieds nus, une attitude pour le moins surprenante lorsque retentit l’hymne national américain.

Hypnotisés par ces deux sportifs noirs protestant silencieusement en effectuant le salut du Black Power, nous en oublions presque l’existence de ce troisième homme sur la gauche du podium. Un homme blanc, le port de tête droit, sans geste particulier, une attitude le rendant presque transparent tel un élément qui ne serait pas à sa place sur la photo. Pire, nous pourrions presque imaginer ce sportif blanc comme un conservateur opposé à la cause défendue par les deux athlètes américains… Il n’en est rien, loin s’en faut ; ce coureur, à l’immobilité frappante, pourrait être aujourd’hui considéré comme le véritable héros de cette photographie ! Peter Norman était en fait un sportif australien notoirement inconnu qui réussit ce jour-là l’authentique exploit de monter sur la seconde marche du podium s’intercalant entre les deux coureurs américains. Malgré cette performance mémorable, c’est bien la cérémonie du podium qui cristallisera l’attention de la presse mondiale.

Prévenu avant la remise des médailles de l’intention des coureurs américains de protester à leur façon contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis, Peter Norman qui vivait en Australie, un pays où régnait à l’époque un apartheid extrêmement strict envers les aborigènes ainsi que les noirs, n’allait pas se montrer uniquement compréhensif envers la cause défendue, il allait l’approuver en déclarant :

                                                                                                                         « Je serai avec vous ! »

Si les athlètes noirs américains avaient décidé de monter sur le podium les pieds nus en signe de pauvreté, ils devaient également arborer le badge du Projet Olympique pour les droits de l’homme, un mouvement constitué de sportifs engagés pour l’égalité des hommes. Mais le symbole, peut-être le plus fort, en tout cas le plus visible, le plus ostensible, les fameux gants noirs, c’est bien Norman qui en a eu l’idée. Juste avant de monter sur le podium, s’apercevant qu’ils n’avaient qu’une seule paire de gants pour deux, les coureurs américains faillirent renoncer à les porter, c’est l’athlète australien qui suggéra qu’ils pourraient ne porter qu’un gant chacun, ce qu’ils firent ! Norman, que l’on croit désintéressé de la cause de par son attitude, portait le badge du Projet Olympique sur sa poitrine, montrant ainsi qu’il partageait l’orientation défendue par les deux autres coureurs.

« Je ne pouvais pas voir ce qui se passait derrière moi » déclara Norman, « mais j’ai su qu’ils avaient mis leur plan à exécution lorsque la foule qui chantait l’hymne national américain s’est soudainement tue. Le stade est alors devenu totalement silencieux ».

Si l’histoire a retenu le bannissement des deux athlètes noirs de leur discipline ainsi que les nombreux problèmes auxquels ils ont été confronté à leur retour au pays de l’oncle Sam, allant jusqu’à des menaces de mort, peu de cas a été fait du sort réservé au sportif australien. A l’instar des deux autres protagonistes, il fut lui aussi confronté à de lourdes conséquences pour avoir affiché son soutien aux deux coureurs américains. Ainsi fut-il mis au banc de sa discipline, ne participant pas à l’édition suivante des Jeux Olympiques de 1972 alors que ses résultats sportifs étaient excellents, ni même en tant qu’invité d’honneur lors des JO de l’an 2000 se déroulant dans son pays à Sydney. Considéré comme un traître, renié par les instances sportives ainsi que sa propre famille, il mit un terme forcé à sa carrière avant d’exercer nombre de petits travaux pour subsister puisque personne ne souhaitait plus l’embaucher. Rejeté par tous, il sombrera dans l’alcoolisme et la dépression après que la gangrène l’ai rongé suite à une blessure mal soignée.

Afin d’éviter cette descente aux enfers, il aurait pu s’amender et condamné le geste de protestation de John Carlos et Tommie Smith comme il fut invité à le faire à de nombreuses reprises, à se repentir en somme en implorant le pardon de ses pairs et de la société tout entière. Mais s’était bien mal connaître Norman qui jamais ne reniera son soutien aux deux athlètes américains. Un homme droit et fier comme on en rencontre pas si souvent…

Bien plus tard, après la fin de la ségrégation raciale aux Etats-Unis, Smith et Carlos furent reconnus comme les héros d’une cause qu’ils avaient largement contribuée à défendre. Une statue a même été érigée en Californie afin de leur rendre hommage, même si l’on ne peut que constater l’absence de l’athlète australien sur cette sculpture, comme s’il avait été gommé de l’histoire…

Le plus beau geste, symbole de fraternité et de reconnaissance, viendra finalement des deux sportifs américains, qui en 2006, année du décès de Norman, porteront le cercueil de ce héros oublié…

Peter Norman, le héros méconnu

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