Photo : copyright Alberto Korda

Le destin emprunte parfois des voies insoupçonnables menant, sans crier gare, à des réalisations pour le moins surprenantes. Ainsi, l’une des photos les plus célèbres et reproduites du XXème siècle a-t-elle été prise par un jeune photographe cubain dont la motivation pour exercer ce métier provenait… de sa volonté de rencontrer des jeunes filles.

Alberto Diaz Gutiérrez, fils de cheminot, naît à la Havane en 1928. Il exercera successivement nombre de petits emplois avant de s’orienter vers la photographie en ayant à coeur une conviction pour le moins inhabituelle… ce métier devrait lui permettre de faire des rencontres féminines ! Un souhait sous forme d’objectif qu’il réalisera en partie puisque son Kodak 35 acheté dans un mont-de-piété lui permettra d’immortaliser sa première petite amie, Yolanda, à l’âge de 16 ans. En outre, sa femme, Natalia Menendez, deviendra l’une des premières top-model cubaine.

Ce n’est qu’au milieu des années 50, alors qu’il ouvre un studio photo avec un autre photographe, qu’il se fera appeler Alberto Korda, faisant preuve, une nouvelle fois, d’une motivation peu banale, puisque ce nom fut choisi en raison de sa proximité phonétique avec la célèbre marque Kodak mondialement connue à cette époque. C’est sous ce nom d’emprunt que sa vie de photographe changera à tout jamais le 6 mars 1960 à la Havane.

En cette journée mémorable, Ernesto Guevara, plus connu sous le nom du « Che », assiste aux funérailles des victimes du sabotage du cargo français « La Coubre ». L’explosion du bâtiment français deux jours auparavant, alors qu’il déchargeait des munitions belges dans le port de la Havane, fit au moins 75 morts et 200 blessés. Alberto Korda se remémore l’instant historique précédant la réalisation de son cliché qui deviendra culte : « Je me trouvais à environ huit-dix mètres de la tribune où Fidel prononçait un discours et je tenais à la main un appareil muni d’un court téléobjectif, lorsque je vis le Che s’approcher de la balustrade près de laquelle se tenaient Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Moi, je mitraille systématiquement tous ceux qui entourent Fidel. J’ai l’œil vissé sur le viseur de mon vieux Leica. Soudain surgit du fond de la tribune, dans un espace vide, le Che. Il a une expression farouche. Quand il est apparu au bout de mon objectif de 90 mm, j’ai eu presque peur en voyant la rage qu’il exprimait. Il était peut-être ému, furieux, je ne sais pas. J’ai appuyé aussitôt sur le déclencheur, presque par réflexe. »

De retour à la rédaction de son journal, il développe le film et comprend instinctivement qu’il détient une photo particulière : « On sent dans son regard une grande colère concentrée, une force extraordinaire dans son expression. »  Alberto Korda confie la photo à l’éditeur italien Giangiacomo Feltrinelli qui donnera une dimension internationale à l’image du Che à travers la reproduction de centaines de posters et de couvertures de carnets après la mort du leader cubain en 1967. 1968 verra Andy Warhol en personne réaliser un tableau qui deviendra rapidement un symbole artistique et commercial. En révolutionnaire convaincu, Alberto Korda ne réclamera aucun droit d’auteur et ne touchera jamais de royalties. Cependant au début des années 2000, au crépuscule de sa vie, le photographe cubain assignera en justice l’agence de publicité britannique Lowe Lintas responsable d’une campagne promotionnelle en faveur de la vodka Smirnoff sans lui avoir demandé son autorisation. Ainsi s’explique-t-il : « En tant que partisan des idéaux pour lesquels Che Guevara est mort, je ne suis pas opposé à sa reproduction, celle de la photographie par ceux qui souhaitent propager sa mémoire et la cause de la justice sociale à travers le monde, mais je suis catégoriquement contre l’exploitation de l’image du Che pour la promotion de produits comme l’alcool, ou pour tout autre objet qui dénigre la réputation du Che. Utiliser le portrait de Guevara pour vendre de la vodka est une offense contre son nom et sa mémoire. »

Au-delà de cette photo iconique, Alberto Korda acquerra une renommée internationale en sculptant la lumière naturelle, nimbant ses photos de mode avant de devenir, pendant une dizaine d’années, photographe officiel de Fidel Castro après la révolution cubaine.

Fidèle aux idées promues par le Che, Alberto Korda souhaitera, à travers la mondialisation de son cliché, rendre hommage au révolutionnaire ayant lutté pour davantage de justice sociale et faire en sorte que son action et ses idées s’inscrivent durablement dans la mémoire collective.

« Guerrillero Heroico »

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